Mercredi 21 février 2024, les cendres de Missak Manouchian et de sa femme, Mélinée, sont transférées au Panthéon. Cette décision d’Emmanuel Macron, annoncée en 2023 lors des cérémonies de commémoration de l’appel du 18 juin fait suite à une longue campagne menée notamment par les descendants de ce qu’on a coutume d’appeler « le groupe Manouchian », ou encore « ceux de l’Affiche Rouge » et par de nombreux historiens et intellectuels, Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Jean-Pierre Sakoun, Annette Wieworka et bien d’autres.
Il s’agit là d’honorer, à travers celle d’un homme, d’un couple illustre, la mémoire de toute une part de la Résistance contre le nazisme, celle des combattant-e-s étranger-es, de la MOI (main d’œuvre immigrée).
L’histoire de ces militants est complexe, elle a donné lieu à de nombreux récits, voire à des légendes qui ont parfois occulté la vérité historique. La MOI fait suite à la MOE (main d’œuvre étrangère) créée en 1925 par le Parti Communiste, Section Française de la IIIème Internationale. Elle doit regrouper et organiser les travailleurs immigrés qui affluent en France au lendemain de la crise de 1929. La MOI est organisée en une dizaine de sections de « langue » : italiens, polonais, hongrois, espagnole, arménienne, roumaine, etc. Ceux dont le yiddish est la langue maternelle, quelle que soit leur nationalité d’origine, sont regroupés dans une section à part, qui publie sa propre presse, quotidienne à compter de 1934, Naie Presse (la Presse Nouvelle). La section « juive » qui compte près de 200 membres en région parisienne crée autour d’elle de nombreuses structures sociales, sportives et culturelles, dans lesquelles se regrouperont de très nombreux jeunes, parfois de « deuxième génération », francophones voire de nationalité française.
La rupture du pacte germano-soviétique et l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht est un immense soulagement pour tous ces communistes qui ont, pour certains, fui le nazisme, le fascisme italien, les régimes pogromistes d’Europe centrale ou combattu dans les rangs antifranquistes de la République espagnole ou des Brigades Internationales. Quand l’Internationale Communiste donne le signal de la lutte armée contre les nazis, en France, le Parti Communiste crée d’abord deux organisations, les Bataillons de la Jeunesse et l’Organisation Spéciale qui fusionnent en 1942, sous le nom des FTP (Francs-Tireurs et Partisans). Les FTP-MOI sont créés en avril 1942 et chaque section de langue doit y verser 10% de ses effectifs.
Les combattants des FTP-MOI sont organisés en quatre détachements (roumains, italiens et juifs, plus un détachement « spécial »). Placés sous l’autorité du responsable parisien des FTPF, Joseph Epstein (« colonel Gilles ») ils sont dirigés jusqu’en février 1943 par Boris Holban, qui sera remplacé par Missak Manouchian. Le nom même de « Groupe Manouchian » est donc une simplification historique qui occulte la réalité de cette structure résistante : les FTP-MOI sont des jeunes communistes, antifascistes, internationalistes, et pour certains d’entre eux, les cadres les plus âgés, des militants ayant fait leurs preuves dans l’appareil de l’Internationale et dans les Brigades Internationales, appliquant les consignes de l’Union Soviétique.
L’action des FTP-MOI est multiforme et repose sur les structures satellites existant avant-guerre. Soutien et solidarité financière, propagande et distribution de presse clandestine, actions
contre les entreprises fournissant des biens ou services à l’occupant. Mais aussi des actions militaires, environ une tous les trois ou quatre jours en Région Parisienne pendant l’année 1943. Ces actions sont parfois symboliques, grenades contre la porte d’un garage allemand, parfois plus efficaces, déraillements, attaques de détachements allemands dans les rues de Paris. La plus retentissante est l’exécution du colonel Ritter, ami personnel d’Adolf Hitler, responsable de l’organisation du STO en France. Cette opération, planifiée par Boris Holban, est finalement exécutée le 28 septembre 1943par Marcel Rajman, Léo Kneller, Spartaco Fontanot et Celestino Alfonso, un Juif polonais, un Allemand en exil, un Italien antifasciste et un républicain espagnol, tous quatre membres du détachement sous la responsabilité de Missak Manouchian.
La lutte armée expose à tous les dangers et, dès 1942, de nombreux combattants tombent lors d’actions héroïques et parfois hasardeuses, ou victimes d’erreurs de manipulation d’explosifs. Les générations militantes se succèdent à une vitesse effrayante. Jeanne List, survivante de cette période racontait en 1980 à l’historienne Annette Wieworka qu’en 1942 « la première génération de militants était déjà au cimetière ». Son compagnon, Léon Pakin, avait été fusillé au Mont Valérien le 27 juillet 1942. Ce sont donc des militants de plus en plus jeunes, moins formés politiquement et moins rompus aux techniques de la clandestinité, qui rentrent les uns après les autres dans les structures de lutte armée. Parallèlement, la police française, tout particulièrement la Brigade Spéciale n° 2 du commissaire David, est chargée, pour le compte de la Gestapo, de traquer les FTP-MOI. A partir de premiers renseignements recueillis dès la fin de 1942, d’arrestations lors d’opérations, elle monte une série de filatures patientes qui aboutissent à trois grandes séries d’arrestations, dans les rangs de la MOI d’abord, en mars 1943 où cinquante sept jeunes militants (dont Henri Krasucki) sont arrêtés. Puis, en exploitant les informations recoupées une deuxième opération lui permet d’effectuer une centaine d’arrestations en juillet. Les combattants restants sont de plus en plus isolés, un certain nombre de leurs liaisons sont coupées, obligeant à des rendez-vous de plus en plus risqués pour les responsables. Les derniers groupes tombent en novembre 1943. Au total, ce sont soixante-huit résistants qui sont arrêtés lors de cette troisième traque. Parmi eux, les 23 fusillés du 21 février 1944.
L’Affiche Rouge, diffusée à Paris et dans d’autres villes, à plus de 15 000 exemplaires, ne montre que dix visages d’hommes choisis avec soins parmi ces 68 résistant-e-s. C’est une affiche de propagande qui vise à bien montrer qui sont ces soi-disant « Libérateurs », cette « armée du crime ». Des juifs étrangers aux noms imprononçables : Grzywacz, Elek, Wajsbrot, Witchitz, Fingerweig, Boczov, Rajman, et des Rouges, des communistes : l’Espagnol Afonso, l’Italien Fontanot et, enfin, le « chef de bande » Missak Manouchian. Ici encore, la légende n’a retenu qu’une simplification historique, magnifiée par le poème d’Aragon, mis en musique par Léo Ferré : ceux de l’Affiche Rouge ne sont pas un « groupe » homogène, ils ont été choisis parmi 68 résistants pour servir de repoussoirs. Ils sont le symbole de ce que les nazis détestent et craignent le plus.
Ce 21 février 2024, quatre-vingts ans après l’exécution des 23 au Mont Valérien, ce sont tous ces hommes et ces femmes qui rentrent au Panthéon. Bien sûr, ils sont représentés par le plus célèbre d’entre eux, Missak Manouchian, par son épouse et camarade de lutte Mélinée. Mais il a fallu l’insistance des historiens et des descendants des « 23 » pour qu’une plaque portant leurs noms soit apposée au côté des cendres de Missak et Mélinée. Emmanuel Macron
célèbre cet homme, ces hommes et femmes qui ont « doublement choisi la France », ces patriotes qui se sont sacrifiés dans la lutte contre l’occupant. Et c’est une bonne chose que le « Sang de l’étranger », soit enfin reconnu par la République. Mais il faut qu’il soit reconnu pour ce qu’il est : le sang de travailleurs immigrés, d’ouvriers, le sang de juifs qui n’avaient pas d’autres choix, le sang de communistes internationalistes. Parmi ceux et celles qui ont survécu à la guerre, un certain nombre n’a pas fait « le choix de la France ». Certains sont retournés dans leur pays d’origine, pour tenter d’y « construire le socialisme ». Melinée Manouchian en Arménie soviétique, Louis Gronowski et d’autres en Pologne, Artur London en Tchécoslovaquie, Boris Holban en Roumanie. La plupart d’entre eux ont été rebutés par ce qu’ils et elles ont vu du stalinisme, par les procès en « cosmopolitisme » faits aux combattants des Brigades Internationales, par les résurgences antisémites en URSS lors du « procès des blouses blanches » ou en Pologne après 1956.
La cérémonie du Panthéon est un honneur mérité, une reconnaissance tant attendue, mais il est impensable que l’extrême-droite des Le Pen et des Zemmour prétende y avoir part. Tant son passé que les valeurs qu’elle porte aujourd’hui encore, la haine de l’étranger, la complaisance envers le pétainisme, les relents d’antisémitisme jamais étouffés lui interdisent toute apparition, toute prise de parole tout approbation hypocrite du bout des lèvres. Et si le Président de la République en appelle à la « décence » pour que le RN et Reconquête soit absent de la cérémonie du Panthéon, il ne faut pas oublier toutes les compromissions vis-à-vis de l’extrême-droite qui ont émaillé ces derniers mois et qui culminent avec la loi immigration.
A la fin des années 1960 et au début des années 1970, le 21 février était une « journée anti-impérialiste », organisée le plus souvent de façon unitaire par les organisations d’extrême-gauche, comme nous le disions alors. On y honorait la mémoire des résistants de la MOI en invitant les combattants vietnamiens, les militants latino-américains en lutte contre les régimes dictatoriaux, les anticolonialistes africains ou caribéens, lors de colloques, de manifestations ou de grands meetings. Aujourd’hui peut-être, le Panthéon ne sera pas loin de la grande salle de la Mutualité.
Mathieu Dargel